Mise en contexte
La science de la mise en œuvre étudie la manière dont des interventions fondées sur des données probantes sont mises en pratique dans des contextes réels. Dans le domaine de la santé, la recherche translationnelle (ou recherche de transfert) se situe entre la recherche fondamentale, dont le travail consiste à comprendre les mécanismes d’une pathologie, et la recherche clinique qui vise à évaluer l’efficacité et la tolérance de nouveaux traitements ou dispositifs de soins. Cependant, si le développement d’innovations biomédicales est un élément essentiel de la réponse, ces dernières sont souvent insuffisantes, à elles seules, pour infléchir durablement les épidémies. La science de la mise en œuvre, généralement focalisée sur l’adoption d’une innovation, se doit donc d’aborder les défis ultérieurs liés à la mise à l’échelle et à la pérennisation des interventions. Pour cela, elle peut invoquer les concepts clés de la science de la durabilité : interdisciplinarité, intersectorialité, vision holistique et échelles locales et globales.
Les obstacles au transfert d’innovation : le cas du VIH en Afrique
Dans les années 1980, les travaux massifs sur les mécanismes de réplication du VIH ont permis le développement de nouveaux traitements. L’arrivée des traitements antirétroviraux en 1996 a constitué une véritable révolution thérapeutique. Cependant, il faudra attendre 2004 pour que les premiers programmes d’accès gratuit aux antirétroviraux soient mis en place en Afrique, grâce au développement d’innovations en matière de financement (création du Fonds mondial de lutte contre le Sida en 2002 et du programme américain Pepfar – President’s Emergency Plan for AIDS Relief – en 2003), de production de médicaments (notamment génériques) et de renforcement des systèmes de santé. Ainsi, alors que le nombre de personnes vivant avec le VIH dans le monde sous traitement est passé d’environ 100 000 en 2003 à près de 19,5 millions en 2020, une baisse massive des décès liés au sida a été enregistrée. Cet accès aux soins a également nécessité des innovations en matière d’outils de diagnostic. Des tests permettant de réaliser un dépistage sur site en moins de 30 minutes ont été développés dans les années 1990, mais là encore, il faudra de nombreuses années pour augmenter la couverture du dépistage dans les pays à faibles et moyens revenus. L’une des véritables innovations sera le développement du dépistage dit « communautaire », recommandé dès 2013 par l’OMS, avec une délégation des tâches à des acteurs non médicaux et formés au dépistage. Plus récemment, la PrEP ou prophylaxie préexposition, qui consiste à donner un traitement à des personnes séronégatives pour éviter qu’elles ne s’infectent, a changé radicalement la prévention biomédicale du VIH. La PrEP est très efficace, à condition que les personnes qui en ont besoin y aient accès et la prennent régulièrement. Le projet PRINCESSE, co-porté par l’IRD et mené en Côte d’Ivoire auprès de travailleuses du sexe, montrent que la PrEP se heurte aux conditions de vie de ces femmes. La PrEP orale nécessite une prise quotidienne et un suivi trimestriel difficilement compatibles avec une forte mobilité et le temps que les travailleuses du sexe sont prêtes à accorder pour leur santé. Le bénéfice du traitement, difficile à percevoir, ne compense pas les contraintes concrètes du suivi.
Interdisciplinarité et intersectorialité
Vu la complexité des mécanismes à l’œuvre dans la production des inégalités de santé, notamment dans un contexte prostitutionnel, il est crucial de varier les dispositifs d’enquête et de croiser les regards disciplinaires sur une même problématique, en faisant notamment dialoguer sciences sociales, sciences de la santé et sciences biologiques, mais également, en amont et en aval, entre décideurs internationaux et locaux, opérateurs et surtout les bénéficiaires euxmêmes. L’implication des différentes parties prenantes permet de mobiliser et de confronter savoirs scientifiques, savoirs expérientiels et expertises de terrain pour mieux définir les interventions à expérimenter. Le projet PRINCESSE a été coconstruit via des ateliers de travail réalisés avec différentes ONG communautaires et le programme national de lutte contre le sida. La mise en œuvre de l’intervention en partenariat avec l’ONG Aprosam et le dialogue continu avec l’équipe médicale et les paires-éducatrices permettent une meilleure identification des défis opérationnels et logistiques. L’appropriation des résultats de la recherche par les populations elles-mêmes, la société civile et les décideurs politiques (par exemple le programme national de lutte contre le sida pour PRINCESSE) est un élément clé du plaidoyer. De même, le transfert de connaissances invite à aller au-delà de simples restitutions des résultats de recherche et à penser plus globalement les processus et les activités favorisant un partage et une diffusion des connaissances produites.
Vision holistique de la santé
L’OMS définit la santé comme « un état de complet bien-être physique, mental et social, [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Cette définition invite à ne pas se limiter à une vision purement clinique, mais également à prendre en considération les différentes dimensions de la vie d’un individu, y compris la dimension sociale. L’organisation des soins en silos, avec des financements dédiés à une pathologie en particulier, est régulièrement critiquée depuis plusieurs décennies. En termes d’intervention de santé, et sachant qu’il n’est pas possible dans une même intervention de prendre en compte tous les besoins de santé, il importe d’identifier les perspectives de mutualisation des soins et d’économies d’échelle. Il est tout à fait possible de penser l’action à partir d’une entrée populationnelle au lieu d’une entrée par pathologie ou service. Les approches multipathologies sont une opportunité d’amener des personnes vers des questions de santé qui ne correspondaient pas à leur préoccupation première. Le projet PRINCESSE illustre cette possibilité de changer de paradigme. Alors que la demande initiale consistait à développer un programme de PrEP pour lequel des services élargis en santé sexuelle étaient recommandés, l’intervention que nous avons développée avec Aprosam est une offre en santé sexuelle, incluant la PrEP, mais également ouverte aux femmes séropositives au VIH, à celles ne souhaitant pas bénéficier d’une PrEP, et incluant la gestion et la prise en charge de l’hépatite B. Des approches intégrées permettent d’offrir aux personnes des soins de meilleure qualité et, en retour, de motiver sur la durée les soignants et les agents communautaires, élément clé d’une réponse durable.
Appropriation locale des enjeux globaux
Les enjeux de santé mondiale transcendent les frontières nationales et appellent à une action collective de la communauté internationale. En ce sens, il est essentiel de voir comment les leçons apprises d’expérimentations locales peuvent servir à l’établissement de recommandations internationales. Mais il est tout aussi important de requestionner ces politiques et programmes dans les contextes locaux de chaque intervention. Le développement d’innovations efficaces sera inefficient si, localement, les interventions ne sont pas adaptées aux barrières structurelles et sociales auxquelles les populations font face. Les résultats en demi-teinte de PRINCESSE contrastent avec l’enthousiasme de nombreux acteurs du développement pour la PrEP. Ce n’est pas une solution miracle. Il est essentiel de penser de nouveaux outils, plus simples d’emploi et plus faciles d’accès. L’arrivée prochaine de dispositifs à longue durée d’action pourrait être un élément de la réponse, si le suivi est lui aussi repensé et allégé.
À retenir
Les questions d’implémentation et de passage à l’échelle ne sont pas qu’une problématique opérationnelle. Il ne s’agit pas seulement de développer des outils efficaces, encore faut-il les mettre en œuvre de manière adéquate et adaptée aux différentes réalités de terrains pour qu’ils soient efficients. Cela nécessite de comprendre comment les interventions peuvent s’imbriquer dans les contraintes de vie des personnes, mais aussi de prendre en compte les contraintes structurelles, organisationnelles, économiques et politiques des systèmes de santé. Pour répondre à ces enjeux de pérennisation des interventions, nous avons besoin d’une science de la mise en œuvre encore plus interdisciplinaire et intersectorielle, impliquant activement décideurs, acteurs de terrain et populations concernées.